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GROHE ET HANSGROHE Les robinets en or de la Forêt-Noire

Souvent confondus, les champions de la salle de bains Grohe et Hansgrohe sont issus d'une même famille souabe. Fondés au début du xxe siècle, ils ont accompagné l'essor des produits sanitaires en Europe... et travaillent aujourd'hui sur la douche intelligente.

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Par Pauline Houédé

Publié le 22 sept. 2017 à 01:01

Et au milieu coulent deux rivières. Un pont de bois, de proprettes maisons à colombages nichées sur les flancs de collines verdoyantes. Bienvenue à Schiltach, village de carte postale perdu dans une vallée de la Forêt-Noire, où un affluent éponyme se jette dans la Kinzig. Cette tranquille commune de 4000 habitants est le berceau de deux producteurs de robinets dont la renommée a largement dépassé les crêtes de la vallée: Hansgrohe et Grohe. Issus d'une même famille, ils vendent aujourd'hui leurs mitigeurs et têtes de douche chromés au quatre coins du monde. Vous ne l'avez peut-être pas remarqué, mais vous vous êtes nécessairement douché avec eux des dizaines de fois à l'hôtel.

À Schiltach, plus de la moitié des habitants travaillent aujourd'hui pour Hansgrohe. Le groupe y a toujours son siège ainsi qu'une de ses usines, d'où sortent chaque jour 15000 rutilants robinets. Pour la première fois de son histoire, l'entreprise de 4800 employés a dépassé l'an dernier le milliard d'euros de chiffre d'affaires. Présent dans 140 pays, Hansgrohe réalise 80% de ses recettes à l'étranger et incarne à la perfection la catégorie désormais légendaire des «champions cachés» du Mittelstand, ces entreprises de taille intermédiaire qui font la force du tissu industriel allemand. La clé du succès? «La combinaison de l'enracinement et de la globalité», répond Thorsten Klapproth, patron du groupe depuis 2014, en désignant du doigt les vieilles bâtisses du xvie siècle que l'on aperçoit depuis le siège. Le groupe, qui compte une usine en Chine, une autre aux États-Unis, ainsi qu'un site de production à Wasselonne, dans le Bas-Rhin, réalise toujours 80% de sa production en Allemagne. Mais depuis l'an dernier, pour la première fois de son histoire, la famille n'est plus aux manettes du groupe, après le départ des deux petits-fils du fondateur de la direction. Elle reste cependant un actionnaire important, avec 32% du capital, aux côtés de l'américain Masco (68%).

Chez Grohe, le cousin-concurrent, la famille n'est plus aux commandes ni actionnaire du groupe depuis longtemps. Plus connue du grand public, l'entreprise aujourd'hui basée à Düsseldorf est numéro 1 mondial des robinets avec un chiffre d'affaires de 1,39 milliard d'euros et 6000 employés dans le monde. Après plusieurs années dans le giron de fonds d'investissement, marquées par la restructuration et le renforcement de sa production à l'étranger (Thaïlande et Portugal), le groupe, qui compte toujours trois sites de production en Allemagne, a été racheté en 2014 par le fabriquant japonais de céramiques sanitaires Lixil. Une opération qui permet au producteur allemand d'élargir son portefeuille, en proposant à son tour des céramiques sanitaires (lavabos, bidets...) et les fameux W.-C. à jets nettoyants très répandus au Japon.

La saga de ces deux entreprises n'est pas sans rappeler celle des Dassler, les frères ennemis bavarois qui ont fondé chacun de leur côté des marques d'équipement sportif promises à un avenir mondial: Puma et Adidas. Chez les Grohe, la constellation familiale s'est organisée autour d'un père visionnaire et d'un fils ambitieux né trop tard. Le fondateur Hans Grohe, drapier de Luckenwalde, dans la région de Berlin, traverse l'Allemagne à la fin du xixe siècle pour travailler dans une usine textile de la Forêt-Noire, région alors pauvre et très boisée du sud-ouest du pays. L'homme, volontiers bricoleur, est en outre très ingénieux: il se lance en 1901 dans la fabrication de boîtiers de réveille-matin... puis de pommeaux de douche métalliques, anticipant puis accompagnant ainsi l'apparition des salles de bains en Europe. Les affaires marchent bien et Hans Grohe, que sa formation de drapier a déjà fait voyager en Europe, vend très vite à l'étranger.

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les pommeaux de la discorde

Mais les relations entre le père et son fils Friedrich, né d'un deuxième mariage, tournent à l'orage. En 1934, alors qu'il apparaît certain que c'est à son frère aîné, Hans Junior, que l'affaire reviendra, Friedrich, âgé de 34 ans, décide de quitter la vallée de la Kinzig. Il rachète deux ans plus tard une usine d'équipements sanitaires à Hemer, dans la région du Sauerland, quelques centaines de kilomètres plus au nord... qui deviendra Grohe. Une répartition des tâches claire est établie: tandis que son père et son frère aîné continuent à produire des pommeaux de douche à Schiltach au sein de la firme qui porte le nom du fondateur, Friedrich se concentre sur la production de robinets (Grohe). Les relations diplomatiques entre les deux entreprises sont bonnes, au point qu'en 1960 elles présentent leurs produits ensemble sur une foire à Francfort.

La même année meurt soudainement Hans Grohe Junior, cinq ans après son père: Friedrich reprend alors les rênes de la firme de Schiltach, qu'il dirige en même temps que la sienne... avant que son cadet Klaus Grohe, né d'un troisième mariage et 35 ans plus jeune, n'en reprenne les commandes en 1977. Les relations ont, à ce moment-là, tourné au vinaigre. Car le conglomérat américain des télécoms ITT, qui a racheté à Friedrich ses parts de Grohe en 1968, décide ensuite de produire des douchettes, empiétant directement sur les plates-bandes de Hansgrohe et rompant donc le pacte familial. En représailles, Hansgrohe se lance dans les robinets... la guerre est déclarée.

Du coup, les deux entreprises aux noms si proches sont aujourd'hui directement concurrentes dans l'équipement de la salle de bains et de la cuisine, aux côtés notamment des américains Kohler et American Standard. Hansgrohe comme Grohe se positionnent sur le segment haut de gamme (compter 800 euros pour un robinet de la marque de luxe Axor de Hansgrohe) et se battent pour placer leurs mitigeurs et pommeaux dans les hôtels du monde entier. Hansgrohe aime à souligner qu'il équipe le navire de croisière de luxe Queen Mary 2, le gratte-ciel Burj Khalifa à Dubaï, ou encore le siège du Parlement à Berlin. Quand Grohe met volontiers en avant la longue liste des hôtels de prestige dans lesquels il est présent, parmi lesquels le W Hotel de Barcelone ou le Majestic Barrière de Cannes.

Qu'est-ce qui différencie donc les deux entreprises? «Qu'est-ce qui différencie Puma d'Adidas?», rétorque le quinquagénaire Thorsten Klapproth, qui dirigeait le spécialiste de l'argenterie WMF avant de rejoindre Hansgrohe. «Ce sont deux branches de la famille Dassler avec une forte identité dans l'industrie sportive. Le concurrent sans prénom [Grohe, NDLR] est pour nous un concurrent comme un autre. Je crois que la rivalité de ces deux entreprises qui ont une racine commune contribue à notre succès. Il est bien d'avoir quelque chose contre lequel se frotter.»

Dans ce face-à-face tantôt amical, tantôt agressif, les deux groupes ont souvent utilisé des recettes similaires. Tous deux ont misé sur une internationalisation précoce. Et accordé une grande attention au design. Grohe a fondé son propre centre de design en 1997 et Hansgrohe a régulièrement fait appel à des stars internationales (voir ci-dessous). Autre trait commun: un goût prononcé pour l'innovation. En 1953, Hans Grohe invente - à 82 ans - la barre murale qui permet la douche «main libre», tout en accompagnant le passage de la baignoire à la douche. Le groupe surprend encore en 1968 avec sa douchette à main Selecta, vendue à plus de 30 millions d'exemplaires dans le monde, qui permet de sélectionner des jets différents. De son côté, Grohe lance en 1956 les thermostats sur le marché des particuliers. Et débarque dans la cuisine dès 1973 avec des mitigeurs à douchette extractible, près de dix ans avant son rival de Schiltach!

Grohe, qui a créé ses premiers laboratoires de tests dès le début des années 60, a installé son centre de R&D à Hemer. Hansgrohe a quant à lui choisi le berceau de Schiltach pour accueillir son «laboratoire du jet» où travaillent plus de 150 développeurs. Leur mission: analyser le jet dans tous ses états, étudier son mouvement, son effet sur la peau, sa capacité à éliminer toute trace de shampoing dans les chevelures les plus épaisses... Et in fine développer de nouveaux produits. «Les clients sont très différents et il faut des douchettes pour tout le monde, avec un jet plus fort pour la douche après le sport, un jet tonique pour le matin, un jet plus relaxant le soir...», explique Ulrich Kinle, mécanicien en charge des essais. Environ 20000 litres d'eau non potable circulent en permanence en circuit fermé sur le site pour les besoins des équipes. Une douche est même mise à la disposition des employés, invités à répondre à un questionnaire afin d'améliorer les produits du groupe.

Le thème de réflexion majeur pour les années à venir, à Hemer comme à Schiltach: aider à réduire la consommation d'eau des ménages, alors que de nombreuses régions du monde souffrent de sécheresses récurrentes. Les ingénieurs de la Forêt-Noire ont conçu des douchettes économiques qui consomment 6 à 9 litres par minute, contre une moyenne de 15 litres aujourd'hui. Pour garder intact le plaisir de la douche, un système d'injection d'air dans l'eau permet de maintenir malgré tout un jet suffisamment fort. Il s'agit d'anticiper le durcissement des législations. En Californie, les têtes de douche seront plafonnées à 1,8 gallon par minute, soit un peu moins de 7 litres, à partir de juillet 2018. C'est dans le développement de la douche de demain, connectée et intelligente, que les deux concurrents allemands mèneront leur prochain combat.

Des designers stars à la conception

Donner à voir le mouvement de l'eau à l'intérieur d'un mitigeur: l'idée de l'ex-dirigeant de Hansgrohe, Klaus Grohe, s'est concrétisée en 2013 avec le robinet Axor Starck V (photo) en verre de cristal transparent, créé par le français Philippe Starck, avec qui Hansgrohe travaille depuis les années 90. Les frères Bouroullec ont développé en 2010 une gamme de 70 produits (robinets, accessoires ou lavabos) aux lignes minimalistes, que l'utilisateur peut assembler comme il l'entend. Hansgrohe collabore également depuis des années avec l'architecte et designer italien Antonio Citterio, toujours pour sa marque de luxe Axor.

Par Pauline Houédé

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