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Les femmes ont une prostate : vrai ou faux ?

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Au Panthéon des super-héroïnes, il y a Catwoman, et… Shannon Bell, alias «the ejaculator». Bien qu’elle soit chercheuse à l’université, cette philosophe-en-action éjacule lors de performances destinées à «montrer» l’existence de sa prostate.
par Agnès Giard
publié le 24 juillet 2021 à 9h42

La fonction principale de la prostate est de sécréter une partie du liquide séminal. En 2001, le Comité international pour la terminologie anatomique (FICAT) intègre la «prostate féminine» à sa Terminologia Histologica, qui fait autorité dans le monde. Vingt ans ont passé. Autour de vous, combien de femmes parlent de leur prostate ? Si vous cherchez des informations sur la prostate féminine dans les manuels médicaux ou si vous consultez les sites internet de référence, déception : lorsqu’elle est évoquée (c’est-à-dire rarement), elle l’est de manière simpliste. Le fait que la prostate féminine soit un organe équivalent à la prostate masculine (issu du même tissu embryonnaire et produisant les mêmes substances) est rarement mentionné. Pourquoi ?

Liquide prostatique

La chose est d’autant plus surprenante que l’existence d’une prostate féminine est parfaitement connue dès le Moyen Age. Le médecin Alessandro Benedetti (1452-1512) note d’ailleurs que, lors du coït, elle est capable d’expulser la semence «avec une pression telle qu’elle jaillit plus loin que chez les hommes». Dans les années 1980, une féministe canadienne en fait la démonstration, avec une puissance de feu dévastatrice. Elle s’appelle Shannon Bell. Philosophe de la performance, Bell est également professeure à l’Université York (Toronto) et directrice au département de science politique. Cette activiste apprend à éjaculer au moment où le film Terminator sort au cinéma.

Ejaculer plus vite que son ombre

A force d’entraînement, elle perfectionne sa technique et parvient «à éjaculer en une à trois minutes et jusqu’à quinze fois par heure avec stimulation clitoridienne ou vaginale, avec ou sans orgasme». Elle éjacule tantôt en petite quantité, tantôt à en «inonder les murs». Et elle ne manque jamais sa cible. Bell dispose de la «capacité légendaire d’éjaculer sur une pièce de monnaie». Dans l’ouvrage Fontaines, Stéphanie Haerdle – chercheuse en études de genre à l’université de Berlin – lui consacre un chapitre vibrant d’admiration, illustré d’une photo surprenante. On y voit Shannon Bell, petit bout de femme maigre, pesant à peine 49 kilos, seulement vêtue d’une paire de bottes, faire jaillir de sa vulve un squirt (projection) saisi au vol.

A l’époque où Shannon Bell se filme en train de se masturber afin d’expliquer publiquement les techniques d’éjaculation, la plupart des femmes pensent qu’il s’agit d’urine. La faute au couple légendaire William Masters et Virginia Johnson. Pionniers de la sexologie dans les années 50 et 60, Masters et Johnson ont bien sûr constaté que des femmes éjaculent. Bien que, de toute évidence, le liquide ne soit pas de l’urine, ils interprètent le phénomène comme une «incontinence de stress». Ils préconisent de re-muscler le plancher pelvien, voire une intervention chirurgicale pour mettre fin à cette «miction involontaire». Haro sur les malheureuses qui mouillent «trop» lors de l’orgasme.

Diagnostic : incontinence

«C’est ainsi qu’un aspect naturel de la sexualité féminine devient un phénomène honteux, embarrassant, que les femmes essaient d’empêcher en se contractant, en se crispant. Quand elles ne renoncent pas carrément à jouir. C’est ainsi qu’on pathologise des femmes en parfaite santé, voire, pire encore, qu’on les opère.» Pour Stéphanie Haerdle, le tabou posé sur la prostate féminine date en partie du diagnostic posé par Masters et Johnson. Un diagnostic désastreux, dit-elle, qui «explique la tabouisation et le refoulement de l’éjaculation féminine au XXe siècle, dont nous ressentons toujours les effets aujourd’hui. Quel tourment, pour beaucoup de femmes, dans ce qui devrait être un moment de détente absolue et d’oubli de soi, de penser qu’elles pourraient uriner sur leur partenaire…»

A coup d’éjacs explosives, Shannon Bell fait voler en éclat ce carcan de honte. «C’est fantastique», dit-elle. Dont acte. En 1989, dans la vidéo Nice Girls Don’t Do it (co-réalisée avec Katy Daymond), elle montre qu’une femme peut «prendre son pied» comme un mec, exposant de façon sauvage la réalité corporelle du plaisir. Avec Shannon Bell, le corps féminin devient le lieu d’une sexualité puissante, agressive, auto-déterminée, qui tranche de façon radicale avec l’image lénifiante de la féminité onctueuse telle que la défendent les «féministes différentialistes». Ainsi que Stéphanie Haerdle le défend, l’idée selon laquelle les femmes auraient l’apanage de certains fluides (le lait ou les menstrues qui couleraient doucement), par opposition aux hommes seuls capables de «gicler» peut paraître séduisante au premier abord mais elle relève de l’imposture.

Homme : 5 ml en moyenne

«Ce n’est pas un hasard si les personnes qui contestent l’ordre hétéronormatif et binaire, gender terrorists, lesbiennes ou gender deviants sont aussi précurseures en matière d’éjaculation. Pour Bell, le corps féminin éjaculant […] fait la démonstration de l’égalité des corps.» Il ne s’agit pas pour les femmes de singer les mâles, ni de jouer à faire «comme eux». Il s’agit au contraire de se réapproprier une qualité dont les hommes non seulement n’ont pas le monopole, mais dont ils ne possèdent que les rudiments. Car, au fond, qui éjacule le plus ? Les femmes. Un homme produit entre 2 et 6 millilitres par orgasme, soit une cuillerée à café de sperme, et s’il éjacule plusieurs fois de suite, la quantité baisse, ce qui n’est pas le cas chez la femme dont la prostate semble inépuisable : elle peut produire jusqu’à 126 millilitres d’éjaculat par orgasme.

Dans son livre Fast Feminism (2010), Bell évoque ce concours nommé «éjaculathon» au cours duquel sont mesurés les records de vitesse, de distance ou de quantité. C’est une femme qui éjacule le plus rapidement (deux secondes). C’est aussi une femme qui éjacule le plus loin (presque sept mètres), le plus souvent (chiffre introuvable) et en plus grande quantité (des litres). Il peut paraître ridicule de rivaliser ainsi, comme dans une cour d’école, mais les jeux d’enfant sont jouissifs et ils permettent aux femmes de reprendre de l’assurance, en détrônant les hommes, au besoin. Le but n’est pas de dire qu’elles sont supérieures, mais qu’elles partagent avec les hommes des organes similaires. Pour Shannon Bell, il n’existe qu’un seul corps humain et les frontières du genre fluctuent au gré des jeux.

Fontaines – Histoire de l’éjaculation féminine de la Chine ancienne à nos jours, Stephanie Haerdle, Lux Quebec, avril 2020.

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