Un homme brandit la lettre "Q", désignant le mystérieux mouvement "QAnon", lors d'un meeting de Donald Trump à Wilkes Barre, en Pennsylvanie, le 2 août 2018

Les symboles propres au mouvement QAnon, comme la lettre "Q", étaient omniprésents chez les émeutiers au Capitole.

afp.com/RICK LOOMIS

De Didier Raoult à QAnon. Des pseudo-sciences au complotisme le plus décomplexé. Après avoir, depuis près d'un an, pris fait et cause pour le professeur marseillais et son hydroxychloroquine, tout en fustigeant la "dictature sanitaire", le site FranceSoir défend désormais l'abracadabrantesque théorie d'une guerre secrète entre Donald Trump et des élites qui commettraient des crimes pédophiles et sataniques.

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Publiée le 9 janvier, une tribune signée par un dénommé "Frédéric Vidal", présenté comme étant un "ancien journaliste", prétend offrir une analyse informée des émeutes du Capitole, à Washington. L'auteur évoque d'abord "la fraude électorale organisée en faveur des démocrates" ou une infiltration par des militants antifas de la manifestation pro-Trump, deux fake news largement démenties. Puis il affirme que Donald Trump s'est, durant son mandat, efforcé de "démanteler avec le FBI et d'autres services spéciaux les réseaux de traite des êtres humains. Et plus particulièrement la protection des enfants". Ce serait notamment la raison pour laquelle le président sortant tenait tant à ériger un mur à la frontière mexicaine, "afin d'enrayer le trafic d'enfants enlevés à la frontière à leurs parents pour finir dans les réseaux de la criminalité sexuelle". Des réseaux pédophiles qui auraient bénéficié de la complicité des démocrates et auraient été cachés par les "médias de masse".

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Frédéric Vidal livre aux lecteurs de FranceSoir un véritable scoop : une "vague de révélations choquantes" et des "arrestations nombreuses" de "personnages très en vue" devraient se produire dans les semaines à venir. "Selon mes sources, au 7 janvier, ces arrestations ont déjà commencé. Elles seront vraisemblablement liées de très près aux réseaux criminels pédophiles, mais aussi aux collusions des démocrates avec le parti communiste chinois et son ingérence dans les élections", écrit-il. Déjà, le 24 décembre, dans une "Lettre ouverte aux journalistes de France et d'ailleurs", la même signature s'en prenait à "la pédocriminalité sataniste institutionnalisée dans nos pays occidentaux"...

Le "Grand réveil" n'a pas eu lieu

On reconnaît là les théories de la mouvance complotiste d'extrême droite QAnon. Ses adeptes défendent l'existence d'un "Deep State", ou "Etat profond", reposant sur une élite si corrompue qu'elle serait au coeur d'un vaste trafic d'enfants. En attendant la prise de conscience de l'ensemble de la population (le "Grand réveil"), Donald Trump mènerait en toute confidentialité une guerre contre ces cercles pédophiles et satanistes. Farfelues, ces thèses pourraient prêter à sourire. Sauf qu'après avoir diabolisé ses adversaires démocrates ou libéraux, la communauté QAnon a joué un rôle clé dans les événements dramatiques du 6 janvier à Washington. Les symboles propres au mouvement (la lettre "Q", les slogans "Trust the plan" ou "Where we go one we go all") étaient omniprésents chez les émeutiers.

Farouche partisan de la théorie Qanon, le conspirationniste Jake Angeli, alias "Q Shaman", est devenu l'icône de cet assaut du Capitole, grâce à ses cornes et son torse nu. Mais à défaut du "Grand réveil" tant attendu, la mouvance a dû revoir son scénario. A la suite de l'émotion internationale provoquée par ces images de violences au coeur de la démocratie américaine, les partisans de QAnon ont alors expliqué que des antifas et militants du mouvement Black Lives Matters avaient infiltré la manifestation pour décrédibiliser les supporters de Donald Trump. Même "Q Shaman" est désormais considéré par eux comme étant un agent double.

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Profondément ancrées dans l'actualité politique des Etats-Unis, les théories de QAnon ont pourtant réussi, en 2020, à franchir l'Atlantique, comme l'expliquait récemment Rudy Reichstadt, directeur de Conspiracy Watch : "Les obsessions, les mots d'ordre et l'imaginaire complotiste associé à QAnon se sont bruyamment manifestés sur les réseaux sociaux, les plateformes de vidéos en ligne - avec l'apparition de chaînes faisant explicitement référence à QAnon - mais aussi dans la rue, à Berlin, Rome ou Paris".

Luc Montagnier : "Un journal qui parle de la vérité"

En faisant la promotion de QAnon, le site FranceSoir pousse un peu plus loin sa dérive dans le conspirationnisme et les faits alternatifs. Le titre, qui à son apogée était présenté comme "le seul quotidien vendant à plus d'un million", perdait en 2019 ses derniers journalistes, après avoir déjà disparu des kiosques en 2011. Propriétaire de la marque depuis 2016, l'entrepreneur Xavier Azalbert a, au début de l'année 2020, annoncé sa transformation en un média participatif donnant la parole à un "collectif citoyen" anonyme. Le site s'est alors engagé dans la bataille de l'hydroxychloroquine, défendant les controversés professeurs Didier Raoult et Christian Perronne, mais aussi les "rassuristes" Jean-François Toussaint ou Louis Fouché. En août dernier, FranceSoir publiait par exemple les extraits du livre Et si Didier Raoult avait raison ? de Guy Courtois, "consultant en stratégie" sans aucune compétence médicale. Auparavant, en mai, on pouvait retrouver une "interview exclusive" du pseudo-expert suisse Jean-Dominique Michel, auto-qualifié "spécialiste mondial de la santé".

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Et quand Luc Montagnier, mis au ban de la communauté scientifique, fait son retour médiatique, c'est FranceSoir qu'il choisit en décembre. "Vous êtes un journal qui parle de la vérité, et c'est assez rare en ce moment", flatte l'octogénaire, qui maintient que le virus le SARS-CoV-2 serait né dans un laboratoire à Wuhan. Sans aucunes preuves scientifiques, le professeur nobélisé avait, ces dernières années, affirmé que les populations africaines sont moins bien immunisées contre le VIH du fait de leur nutrition, ravivé la théorie de la mémoire de l'eau ou assuré que les vaccins sont responsables de morts subites chez les nourrissons.

Dans l'entretien vidéo avec FranceSoir, Luc Montagnier déclare aussi que "tous les autres pays, ou presque" utilisent l'hydroxychloroquine, une désinformation grossière alors que l'OMS, à la suite de son essai Solidarity, a depuis plusieurs mois conclu à l'absence d'efficacité de l'antipaludéen, ou que les Etats-Unis ont retiré son utilisation d'urgence dès juin. Il assure que les antibiotiques permettraient de soigner l'autisme, une position qu'Olivia Cattan, présidente de SOS autisme France, dénonce comme représentant un dangereux charlatanisme dans son Livre noir de l'autisme. "Si les gens ne peuvent pas se fier à ce que dit un scientifique, où vont-ils se jeter ?" s'interroge Luc Montagnier durant l'interview. On ne saurait mieux dire...

Les bonnes audiences du conspirationnisme

En juin, FranceSoir a publié une interview de Silvano Trotta, l'une des têtes d'affiche de la complosphère française. De la crise sanitaire organisée par Bill Gates à la Lune qui serait creuse et artificielle, ce "lanceur d'alerte" multiplie les assertions fantaisistes. Plus récemment, le chef d'entreprise alsacien s'est aussi emparé des théories de QAnon. Ensemble, Xavier Azalbert et Silvano Trotta ont co-fondé l'association Bon Sens, "lobby citoyen" soutenant l'hydroxychloroquine et contestant la politique sanitaire du gouvernement. On y retrouve le professeur Christian Perronne, démis de ses fonctions à la tête du service des maladies infectieuses à l'hôpital de Garches, suite à sa participation au documentaire complotiste "Hold-Up". La députée Martine Wonner a participé à la création de Bon Sens, avant de se retirer pour "se concentrer sur son travail parlementaire".

Ancien ministre de la Santé, Philippe Douste-Blazy, défenseur de l'hydroxychloroquine, saluait FranceSoir dans son livre Maladie française : "Tout au long de la crise sanitaire, le collectif citoyen du site FranceSoir, auquel je voudrais rendre hommage, a réalité un formidable travail d'investigation sur les essais cliniques successifs". Quand nous l'interrogions en octobre sur le contenu du site faisant la part belle aux pseudo-sciences, avec par exemple un article expliquant que les huiles essentielles pourraient prévenir du Covid-19, Philippe Douste-Blazy se montrait embarrassé : "Ils ont fait un travail détaillé au moment du "Lancetgate" qui m'a plu. J'ai trouvé ça intéressant, et je le salue dans le livre. Mais pour le reste, je n'ai pas lu ce site...".

Selon SimilarWeb, FranceSoir est passé de 1,6 million de visiteurs mensuels en mai à plus de 6 millions en décembre. "Je crois que Xavier Azalbert a capitalisé sur le complotisme, comme il aurait pu investir dans tout autre chose", estime Rudy Reichstadt. "Du seul point de vue de l'audience, le choix du complotisme est donc un pari gagnant à court terme. A plus long terme, c'est moins sûr..."

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