L’Allemagne est-elle vraiment écolo ?

LE PARISIEN WEEK-END. La première puissance européenne, pionnière de la protection de l’environnement, est aussi le plus gros pollueur du continent.

 Les énergies propres sont une industrie majeure en Allemagne. Ici, un parc éolien en mer Baltique, en 2009.
Les énergies propres sont une industrie majeure en Allemagne. Ici, un parc éolien en mer Baltique, en 2009. THE NEW YORK TIMES/REDUX/RÉA/J. Spanner

    Lorsque Nannette Swed lance Kippie Berlin, en 2017, un site Web de vente de vêtements végans pour enfants, ses proches se montrent dubitatifs. Deux ans plus tard, ils s'inclinent devant ses résultats : son chiffre d'affaires a triplé, et sa réputation dépasse même les frontières de l'Allemagne, où près de 10 % des citoyens se disent végétariens, dont 1,3 million, végans (excluant tout produit issu de l'exploitation animale), selon le portail spécialisé Vebu.

    « La protection de la planète a toujours été ma priorité, explique la cheffe d'entreprise. Cela commence par de petites choses : se déplacer à vélo, éviter les emballages, faire ses courses avec un sac en toile… »

    La tradition romantique du XIXe siècle

    Comme elle, deux tiers des Allemands placent la question environnementale au cœur de leurs préoccupations, selon un sondage de l'Agence fédérale de protection de l'environnement, publié en mai 2019.

    Entre les kilomètres de pistes cyclables, l'urbanisme écologique, les métropoles plus vertes qu'ailleurs ou le tri sélectif, difficile de ne pas être sensible à l'écologie lorsqu'on vit en Allemagne !

    « Le pays a pris en compte les questions environnementales il y a longtemps déjà, relève Vincent Boulanger, journaliste installé à Hambourg depuis 2011 et auteur d'un ouvrage sur la transition énergétique. Cette sensibilité trouve son origine dans la tradition romantique du XIXe siècle, qui véhiculait l'image d'une nature idéalisée à protéger. »

    Les dérives de la croissance économique à plein régime

    A l’image de Duisbourg, le bassin industriel de la Ruhr, dans l’ouest de l’Allemagne, est à l’origine d’une importante pollution. VISUM/STUDIO
    A l’image de Duisbourg, le bassin industriel de la Ruhr, dans l’ouest de l’Allemagne, est à l’origine d’une importante pollution. VISUM/STUDIO THE NEW YORK TIMES/REDUX/RÉA/J. Spanner

    Un siècle plus tard, le Wirtschaftswunder, le « miracle économique » allemand – l'équivalent des Trente Glorieuses chez nous – a entraîné des dommages collatéraux dans l'Allemagne de l'Ouest.

    L'intense production industrielle dans le bassin houiller de la Ruhr a créé une grave pollution. Chlore, métaux lourds, hydrocarbures… Le Rhin est surnommé le « cloaque de l'Europe ».

    Avec ses paysages lunaires, les silhouettes de hauts-fourneaux qui se découpent sur un horizon obscurci par les particules fines, le Kohlenpott (pot de charbon, en allemand), ou berceau industriel du pays, situé entre Duisbourg et Dortmund, dans le Nord-Ouest, symbolise toutes les dérives de la croissance à plein régime.

    La sortie du nucléaire en 2022

    Manifestation écologiste en 2006 devant la centrale de Biblis, désormais à l’arrêt. DDP/AFP/T. Lohnes
    Manifestation écologiste en 2006 devant la centrale de Biblis, désormais à l’arrêt. DDP/AFP/T. Lohnes THE NEW YORK TIMES/REDUX/RÉA/J. Spanner

    A peine remis des traumatismes de la Seconde Guerre mondiale, les soixante-huitards allemands se sentent donc investis d'une responsabilité morale. L'écologie, la protection de la biodiversité ou la consommation bio deviennent leurs chevaux de bataille.

    « Les premières lois pour préserver l'environnement sont votées dans les années 1970 dans certains Länder (les régions allemandes), sous la pression locale de mouvements citoyens », rappelle Vincent Boulanger. Créé en 1980, le parti des Verts entre au Bundestag (la chambre basse du Parlement) dès 1983, et son influence ne cesse de grandir.

    « Après l'accident de Tchernobyl, en 1986, leurs revendications se cristallisent sur la sortie du nucléaire, poursuit le spécialiste. Et au tournant des années 2000, le gouvernement Schröder, coalition rouge-verte (les sociaux-démocrates alliés aux écologistes, NDLR), vote pour une sortie de l'atome. »

    Le pays s'engage alors à abandonner le nucléaire à l'horizon 2022 et promet une réduction de ses gaz à effet de serre de 80 % à 95 % d'ici à 2050.

    Parcs solaires, éoliennes…

    Accéléré par la catastrophe de Fukushima, au Japon en 2011, un plan de transition énergétique est ensuite déployé par le gouvernement de centre droit d'Angela Merkel, qui a été ministre de l'Environnement entre 1994 et 1998. Avec une ligne directrice : la révolution des énergies renouvelables doit s'accompagner de retombées positives pour l'économie allemande.

    A coups de milliards d'euros d'investissements, d'incitations fiscales pour les particuliers et de synergies développées entre les universités, les centres de recherche et les entreprises, la mue énergétique commence. Technologies de pointe en biomasse et en hydraulique, parcs solaires gigantesques, fermes d'éoliennes en mer Baltique…

    En quelques années, les énergies propres deviennent une industrie majeure qui génère près de 400 000 emplois dans le pays. La part des énergies renouvelables dans la production d'électricité passe de 19 % à plus de 40 %, entre 2010 et 2018.

    ….et centrales à charbon

    Mais cette révolution n'est pas sans revers. Depuis 2014, l'Allemagne ne respecte plus ses engagements climatiques, et est responsable de près d'un quart (22,5 %) des émissions totales de CO2 de l'Union européenne. Soit deux fois plus que le Royaume-Uni (11,4 %), la Pologne (10,3 %) ou la France (10 %), d'après Eurostat.

    Les fermetures rapides des centrales nucléaires ont obligé le pays à avoir recours aux énergies fossiles pour répondre à la demande intérieure, le temps de développer des énergies renouvelables. Résultat : entre 2011 et 2016, la production de charbon, l'une des principales sources de pollution atmosphérique reconnue, n'a cessé d'augmenter. Ce minerai fournissait encore 38 % de l'électricité du pays en 2018.

    Une exploitation de lignite à ciel ouvert à Welzow dans l’est de l’Allemagne. DPA/ALAMY/AFP/P.Pleul
    Une exploitation de lignite à ciel ouvert à Welzow dans l’est de l’Allemagne. DPA/ALAMY/AFP/P.Pleul THE NEW YORK TIMES/REDUX/RÉA/J. Spanner

    La dernière mine de charbon en activité de la Ruhr (à l'ouest) a fermé en 2018, mais l'exploitation de l'énergie fossile se poursuit à l'est, à la frontière polono-tchèque, dans d'immenses gisements de lignite (un type de charbon) à ciel ouvert, où sont employées 20 000 personnes.

    La chancelière Angela Merkel y renoncera-t-elle sous la pression citoyenne ? Il faudrait débourser 40 milliards d'euros sur vingt ans pour financer la reconversion de ces régions. La date de fermeture des centrales à charbon a été fixée à 2038.

    «L'écologie ne pèse rien face aux lobbies de l'industrie»

    « L'Allemagne continue d'avoir une image positive en termes d'environnement, mais depuis dix ans, nous stagnons, voire nous régressons sur la question climatique, la gestion des déchets ou l'électro-mobilité », renchérit Claudia Kemfert, professeure d'économie de l'énergie et du développement durable à la Hertie School of Governance de Berlin.

    Un sentiment partagé par Torsten Forster, professeur d'allemand dans la capitale. Né à l'ombre du Mur, il se souvient de la pollution de l'air des villes de l'ex-Allemagne de l'Est liée aux usines et aux pots d'échappement, au point d'avoir eu des migraines chaque fois qu'il allait en ville.

    « Mais, à l'Est, on était écolo avant l'heure, pointe-t-il. Personne ne jetait rien, on apprenait à réparer ou à bricoler, et on recyclait tout. Il y avait un endroit où l'on rapportait nos papiers journaux, nos bouteilles en verre en échange de quelques pièces. »

    En 1995, Angela Merkel, alors ministre de l’Environnement, visite un site de stockage de déchets nucléaires. DDP/AFP/S.Hesse
    En 1995, Angela Merkel, alors ministre de l’Environnement, visite un site de stockage de déchets nucléaires. DDP/AFP/S.Hesse THE NEW YORK TIMES/REDUX/RÉA/J. Spanner

    Trente ans plus tard, il n'a toujours « pas de voiture, prend le train et mange bio ». Et critique la politique de la chancelière, qui est pourtant une ancienne Ossie (Est-Allemande) comme lui : « Depuis qu'elle est au pouvoir, l'écologie ne pèse rien face aux lobbies de l'industrie. Que vaut la transition énergétique quand on voit nos émissions de CO2 ? »

    «Une imposture ?»

    Le Dieselgate (scandale de tromperies de grands constructeurs automobiles, BMW et Volkswagen en tête) a mis en lumière, en 2015, l'influence du lobby automobile sur la politique fédérale. Et si le recyclage tourne à plein régime, l'Allemagne produit 38 kilos de déchets plastiques par habitant et par an, soit 20 % de plus que la moyenne européenne.

    Premier marché bio d'Europe, l'Allemagne voit ses sols et ses nappes phréatiques polluées par les nitrates et l'ammoniac, utilisés massivement dans les élevages intensifs, entre autres. Malgré le nombre de parcs naturels protégés, la qualité des eaux des lacs et rivières ne cesse de se dégrader. Une avalanche de paradoxes qui a conduit le quotidien Süddeutsche Zeitung à s'interroger en juin dernier : « La politique environnementale allemande ne serait-elle pas l'histoire d'une imposture ? »

    La victoire des Verts aux élections européennes, fin mai, apparaît comme une réaction à l'immobilisme du gouvernement. Recueillant plus de 20 % des suffrages et réalisant leurs meilleurs scores dans les grandes villes (Hambourg, Berlin), ils ont su relayer les inquiétudes de leurs concitoyens. Défenseurs de l'introduction d'un impôt sur le CO2 pour tous, ils pourraient exercer une pression durable. Notamment sur la grande loi climatique promise par Angela Merkel pour la fin de l'année.

    Un bilan contrasté