Les limites à la croissance (dans un monde fini)

Le rapport Meadows, 30 ans après

Introduction

Au début des années 1970, le club de Rome1 s’interroge sur la pérennité de la croissance dans un mode fini. Il confie une étude au Massachusetts Institute of Technology (MIT). Une équipe de recherche, emmenée par Dennis Meadows2, conçoit une modélisation du système socio-économique humain et de ses interactions avec la planète : le modèle World3. En 1972 paraît The Limits to Growth (Les limites à la croissance). Ce rapport, qui montre que la croissance a des limites, et que sa poursuite au-delà conduirait à l’effondrement du système, fait grand bruit.

Vingt ans plus tard, l’équipe en publie une version actualisée, Beyond the limits (Au-delà des limites). Ils confirment leurs conclusions de 1972 et alertent sur le fait que les limites sont d’ores et déjà dépassées.

En 2004 enfin, paraît The Limits to Growth, the 30-Year Update (Les limites à la croissance – 30 ans plus tard), dans lequel les auteurs insistent sur l’urgence absolue d’agir.

Le présent article propose une synthèse de cette troisième version du rapport Meadows, écrite à partir de l’édition française publiée par Rue de l’échiquier en 2017.

A l’occasion du cinquantième anniversaire de la parution du premier rapport, cette dernière version vient d’être rééditée avec une préface de Dennis Meadows, dont les points forts sont présentés en fin d’article.

Synthèse de l’édition 2004 traduite en 2017

Les rapports de 1972 et 1992 n’ont pas pu empêcher la poursuite de la croissance et l’aggravation du dépassement des limites de la planète. Les perspectives sont donc en 2004 plus sombres, mais pas encore désespérées.

Le troisième rapport de l’équipe Meadows s’ouvre sur un constat ambivalent. Leurs travaux se sont révélés justes, puisque les données observées en 2000 confirment les prévisions du scénario dit « standard » – celui dans lequel la croissance se poursuivait sans politique d’infléchissement. Mais ils ont manqué leur objectif qui était de pousser la communauté internationale à agir pour éviter que ce scénario n’advienne.

Le rapport de 1972 Les limites à la croissance (dans un monde fini) alertait sur l’impossibilité d’une poursuite indéfinie de la croissance et montrait que si l’on s’obstinait dans cette voie, le système ne pouvait que s’effondrer. A l’époque, toutefois, la fin de la croissance paraissait lointaine – pas avant 2015 – et laissait le temps de prendre les mesures nécessaires.

La mise à jour de 1992, Au-delà des limites, publiée l’année du Sommet de la Terre à Rio, a mis en évidence une alerte supplémentaire : l’humanité avait déjà dépassé les limites de la capacité de charge de la planète.

L’humanité a, depuis les années 80, un niveau de vie global insoutenable. Mathis Wackermagel, écologue suisse, a comparé l’empreinte écologique de l’humanité à la capacité de charge de la planète dans une étude menée pour le Conseil de la Terre en 1997. Il définit l’empreinte écologique comme la surface de terre nécessaire pour fournir les ressources et absorber les émissions de la société mondiale. Comparant cette surface à la quantité de terres disponible, il conclut que la consommation de ressources par les hommes dépasse à l’époque de 20 % la capacité de charge de la planète3.

Pour autant la pauvreté continue de sévir dans de nombreux pays. Il faudrait donc augmenter la consommation des populations pauvres tout en réduisant l’ empreinte écologique totale de l’humanité. Il est difficile de séduire avec un tel programme, et de convaincre ceux qui ont l’argent et le pouvoir de le mettre en œuvre.

Les auteurs s’avouent beaucoup plus pessimistes désormais, et tristes de constater que « l’humanité a gâché les trente dernières années en vains débats et en réponses trop timides ». Les deux premiers livres ont bien permis une certaine prise de conscience du concept de dépassement, mais insuffisante pour le mettre au centre du débat public et susciter les efforts nécessaires.

De nombreuses sources cruciales se tarissent ou se dégradent, et de nombreux exutoires sont quasiment remplis. Les coûts, la pollution ou le taux de mortalité s’en trouvent augmentés et la croissance d’ores et déjà limitée. Les flux de matières et d’énergie générés par l’économie humaine ne pourront pas rester à leur niveau actuel encore très longtemps.

Le dépassement est en cours, et il s’aggravera tant qu’il n’aura pas été accepté comme un état de fait, ce qui peut prendre une vingtaine d’année. Il ne peut déboucher que sur deux types de résultats. Le premier est un accident, quel qu’il soit. Le second est un revirement délibéré, une prudente atténuation : cela est encore possible, mais doit intervenir rapidement4.

Il demeure toutefois dans ce sombre tableau une lueur d’espoir : nous n’avons pas besoin, en réalité, d’un tel flux de matière et d’énergie pour assurer un niveau de vie décent à tous les habitants de la planète. Des changements dans les techniques, les modes de répartition et les institutions pourraient les réduire fortement, tout en maintenant la qualité de vie moyenne des habitants de la planète – voire en l’améliorant.

La croissance exponentielle est la cause du dépassement des limites. Elle est aussi, dans notre système économique, à l’origine de l’accroissement des inégalités.

La cause première du dépassement est la croissance exponentielle qui caractérise le système socio-économique humain depuis la révolution industrielle.

Une quantité croît de façon exponentielle quand son augmentation est proportionnelle à la quantité déjà présente : une croissance annuelle de x % est une croissance exponentielle, quelle que soit la valeur de x.

L’énigme du nénuphar illustre l’apparente soudaineté avec laquelle une quantité qui croît de façon exponentielle atteint une limite donnée. Un nénuphar apparaît dans un étang et chaque jour sa taille double ; au bout de 29 jours il recouvre la moitié de l’étang : dans combien de temps aura-t-il recouvert tout l’étang ? On voit qu’il vaut mieux ne pas attendre que la moitié de l’étang « seulement » soit recouvert pour se préoccuper du problème.

Il existe deux modes de croissance exponentielle : la croissance exponentielle inhérente, propre aux entités auto-reproductibles telles que les êtres vivants ; et la croissance dérivée, qui est entraînée par une autre chose qui croit de façon exponentielle5.

Dans les deux cas, le stock considéré est pris dans une boucle de renforcement (ou boucle de rétroaction positive).

La population ainsi que le capital industriel6 ou monétaire sont dotés d’une structure propre qui leur permet de produire un fonctionnement de croissance exponentielle.

Ainsi, l’économie croît de façon exponentielle dès lors que l’autoreproduction du capital n’est pas entravée par des facteurs tels que la demande, la disponibilité de main d’œuvre, de matières premières, d’énergie, ou de fonds d’investissements. Lorsque la boucle de croissance du capital se met en marche, tous les secteurs économiques se développent, en commençant par le secteur industriel, puis le tertiaire.

Avec le système économique qui est le notre, la croissance se développe prioritairement dans les pays déjà riches, et se répercute de façon disproportionnée sur les plus riches de ces pays. A l’inverse, les plus pauvres s’appauvrissent encore : un ménage africain moyen consommait 20% de moins en 1997 qu’en 1972.

Un siècle de croissance économique a conduit à un monde dans lequel les disparités entre riches et pauvres sont colossales. Les 20 % les plus riches contrôlent plus de 80 % du PNB (produit national brut) mondial et consomment près de 60 % de l’énergie commerciale7 mondiale.

La croissance a élargi le fossé entre riches et pauvres, et si nous continuons sur le même mode, le fossé ne se refermera jamais. Ce processus est liée à certains fonctionnements sociétaux qui récompensent toujours les privilégiés en leur attribuant pouvoir et ressources afin qu’ils acquièrent encore plus de privilèges. Il s’agit de boucles du type « on ne prête qu’aux riches »8, qui sont endémiques dans les sociétés qui ne mettent pas en place des structures compensatoires9.

Ces boucles ne sont pas représentées dans World3. Mais le modèle comporte une relation entre la population et les différents systèmes de capitaux qui induit la boucle d’appauvrissement des pays pauvres : les pays avec une forte croissance démographique doivent plus investir dans les besoins fondamentaux ; cela limite leur capacité à investir dans l’industrie et ralentit leur développement.

Pour inverser les effets de la boucle population – pauvreté, il faudrait donner une juste rémunération au travail et soutenir assez longtemps l’investissement, l’éducation et l’emploi des femmes ainsi que la planification familiale.

Il existe une autre boucle que World3 n’intègre d’aucune manière : celle qui mène à un effondrement de l’ordre social. Dans cette boucle, les élites d’un pays usent de leur pouvoir pour engendrer d’importantes disparités de revenus en leur faveur, puis de répression lorsque la population proteste, au prétexte des perturbations que cela génère; ainsi se creuse le fossé entre les élites et la population, conduisant à la révolution ou à l’effondrement.

La poursuite de la croissance se heurte déjà aux limites, qu’il s’agisse des ressources ou de la capacité de la planète à absorber nos rejets.

En ce début de XXIè siècle, alors que se produit la sixième extinction de masse, il est inexcusable de nier la réalité du dépassement des limites et de fermer les yeux sur ses conséquences.

Les ressources fondamentales que sont les terres productives, l’eau, les forêts, l’énergie, s’amenuisent.

La qualité des sols cultivés diminue. Le remplacement des nutriments naturels du sol par des engrais chimiques le masque pour l’instant. Mais ces engrais ne sont pas durables. Cela ne fait que retarder les signaux et conduire au dépassement.

La terre en elle-même est une ressource qui se réduit. Les hommes ont transformé au cours du dernier millénaire environ deux milliards d’hectares de terres agricoles productives en terre incultes10. C’est plus que l’ensemble des terres actuellement cultivées.

Concernant l’eau, les deux tiers de la population vivront dans des conditions de stress hydrique dès 2025. Les pays pauvres en eau répondent aux besoins croissants des villes et de l’industrie en puisant dans l’eau qui servait à l’irrigation. Ils compensent la perte de production qui en résulte en important des céréales, moyen le plus efficient d’importer de l’eau puisque une tonne de céréales équivaut à mille tonnes d’eau, mais coûteux.

Quant à la forêt, il en reste moins de 4 milliards d’hectares contre 6 ou 7 milliards avant l’avènement de l’agriculture. Plus de la moitié des pertes se sont produites depuis 1950.

L’énergie qui alimente notre système économique est composée à plus de 80 % d’énergies fossiles. Or nous devons diminuer drastiquement leur usage en raison des émissions de gaz à effet de serre. Pour ce qui est du pétrole, cela se produira d’ailleurs que nous l’ayons organisé ou non, car son pic de production est passé ou en voie de l’être.

Les polluants se multiplient. Chaque jour des milliers de tonnes de de déchets dangereux sont produits dans le monde et chaque jour de nouveaux produits chimiques sont mis sur la marché sans que leur toxicité ne soit suffisamment testée. Plus de 65 000 produits chimiques industriels sont régulièrement commercialisés, et les données quant à leur toxicité ne sont disponibles que pour quelques uns d’entre eux.

Les plus incontrôlables sont les déchets nucléaires, les déchets dangereux et les déchets qui représentent une menace pour les processus biogéochimiques de la planète, comme les gaz à effets de serre. La plupart des scientifiques, rejoints par de nombreux économistes, estiment que la prochaine limite planétaire à laquelle l’humanité va être confrontée est le changement climatique.

Il existe des règles simples à respecter pour gérer nos flux de façon soutenable, et des solutions pour y parvenir. Nous n’avons que trop tardé à les mettre en œuvre.

L’économiste Herman Daly propose trois règles simples pour définir les limites soutenables des flux de matières et d’énergie :

  • l’utilisation durable des ressources renouvelables ne doit pas dépasser le rythme auquel ces ressources se régénèrent,
  • l’utilisation durable des ressources non renouvelables ne doit pas dépasser le rythme auquel une ressource renouvelable, utilisée de façon soutenable, peut les remplacer – ce qui implique qu’une partie des profits dégagés par cette utilisation doit être investie dans une ressource renouvelable pouvant la remplacer,
  • le taux d’émission soutenable des polluants ne doit pas dépasser le rythme auquel ces polluants peuvent être recyclés, absorbés ou rendus inoffensifs dans l’exutoire.

Une gestion durable de nos ressources essentielles est possible.

Une agriculture durable déjà mise en pratique partout dans le monde montre qu’à mesure que les sols s’améliorent, les rendements augmentent. Par contre, le recours aux organismes génétiquement modifiés n’est pas une solution : produire davantage d’aliments onéreux ne peut aider des populations qui ont faim parce qu’elles sont pauvres.

L’exploitation durable de l’eau impose une utilisation bien plus efficace de la moindre quantité, par exemple en choisissant la qualité de l’eau en fonction de son usage, en optant pour l’irrigation goutte à goutte, en réparant les fuites, en plantant des végétaux adaptés au climat, en recyclant l’eau utilisée dans les industries…

Le bois peut être économisé, notamment en recyclant le papier, en se dispensant des usages inutiles, et en équipant les pays en voie de développement de scieries modernes et de fours efficaces.

Une politique énergétique durable repose à la fois sur l’amélioration de notre efficacité et sur les énergies renouvelables.

Le nucléaire ne figure pas dans ces solutions, car le problème de la gestion des déchets n’est pas résolu et parce que les autres solutions sont plus rapides, moins coûteuses, plus sûres et plus faciles à mettre en œuvre dans les pays pauvres.

En doublant voire quadruplant l’efficacité énergétique grâce aux technologies actuelles ou qui seront disponibles d’ici 20 ans, les énergies renouvelables suffiront aux besoins. Cela nécessite simplement une volonté politique, quelques avancées technologiques et des changements modestes au niveau social.

Pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, il faut utiliser l’énergie de façon plus efficiente, recourir davantage aux énergies renouvelables, éviter de gaspiller, et restaurer les forêts.

Pour réduire les rejets plus généralement, le recyclage est nécessaire mais insuffisant. Le meilleur moyen est d’allonger la durée de vie utile des produits, et de réduire les flux de matière à la source.

Les solutions existent donc, mais nous avons tardé à les mettre en œuvre. Pendant que le temps passait, la croissance s’est poursuivie, les ressources se sont amenuisées et la capacité de charge de la planète s’est érodée sous l’effet des rejets et des pollutions.

L’humanité doit donc réduire son empreinte écologique de toute urgence. Pour cela elle doit prendre conscience des facteurs qui la détermine, ainsi que de la façon dont ils interagissent entre eux et avec la capacité de charge de la planète.

Pour comprendre comment peut évoluer un système, il faut recourir à l’analyse systémique et aux modèles mathématiques. World3 a été conçu pour modéliser notre système planétaire et visualiser les futurs possibles.

Trois facteurs interdépendants déterminent l’empreinte écologique de l’humanité : la population, l’abondance et l’efficience de la technologie.

Comment sont-ils reliés entre eux ? Que se passerait-il si les techniques s’amélioraient, mais que la population et le capital continuaient à croître ? Que se passerait -il si l’empreinte écologique restait inchangée? Pour répondre à ces questions, il faut abandonner l’analyse statique d’un facteur à la fois, pour adopter une analyse dynamique du système tout entier.

C’est à cette fin qu’a été créé World3, modèle mathématique qui simule le fonctionnement de la société mondiale via un ensemble d’équations reproduisant les interactions multiples entre démographie, économie et environnement.

L’objectif de ce modèle est de comprendre l’avenir dans ses grandes lignes, c’est à dire les différents schémas comportementaux qui vont présider à l’interaction entre l’économie humaine et la capacité de charge de la planète durant le siècle à venir.

Les modèles étant toujours des simplifications, ils ne sont jamais totalement fiables et ne détiennent pas la vérité. Ils servent l’objectif précis pour lequel ils ont été conçus en répondant à des questions bien particulières. Il faut donc garder à l’esprit les limites d’un modèle et les questions auxquelles il ne répondra pas. Par exemple, World3 ne fait pas de distinction entre zones géographiques, entre riches et pauvres, ou par type de pollution.

Le modèle est basé sur des théories scientifiques et économiques classiques et intègre les données sur les ressources mondiales et l’environnement du siècle écoulé. Les paramètres les plus importants intégrés dans World3 sont : les processus de croissance, les limites, les retards et les processus d’érosion.

Deux processus antagonistes influent sur la croissance. Les progrès technologiques la favorisent en réduisant la quantité de ressources nécessaires par unité de production. La diminution des ressources l’entrave, en exigeant de plus en plus de capital pour se procurer une quantité donnée de ressource.

Les limites sont celles évoquées plus haut : la terre cultivée, la fertilité de la terre, le rendement réalisable par unité de terre (lequel dépend de la fertilité, de la pollution de l’air et des intrants), les ressources non renouvelables, et la faculté de la terre à absorber la pollution. A noter qu’il existe dans le monde réel beaucoup d’autres limites, dont les limites managériales et sociales. Certaines sont implicites dans les chiffres de World3, puisque les coefficients du modèle viennent de la vraie histoire de la planète du siècle écoulé. Mais il n’y a ni guerre ni grève ni corruption ni toxicomanie ni crime ni terrorisme dans World 3. Dans ce modèle, la population fait de son mieux pour résoudre les problèmes qu’elle perçoit ; il est à ce titre trop optimiste.

Les retards sont les délais qui s’écoulent avant que ne soient prises des mesures efficaces face aux atteintes à l’environnement. Il faut longtemps, souvent dix à quinze ans, entre le moment où une substance polluante est rejetée dans la biosphère et celui où elle provoque des dégâts observables sur la santé humaine ou sur les aliments consommés par l’homme. Il faut ensuite attendre encore de nombreuses années avant que les acteurs importants admettent le problème, puis qu’enfin ils se mettent d’accord sur un plan d’action.

Les processus d’érosion surviennent quand une population va au-delà de la capacité de charge, entamant ainsi la capacité de soutien du système dont elle dépend. Si la régénération de l’environnement est possible, la détérioration sera temporaire. Sinon, elle sera bel et bien permanente.

Les neuf scénarios modélisés grâce à World3 montrent que la poursuite de la croissance conduit le système à l’effondrement. Pour l’éviter il faut à la fois stabiliser la population et la production, optimiser l’usage des ressources et résorber les pollutions.

Trois graphiques sont utilisés pour présenter les différents scénarios.

Le graphique « état de la planète » comporte la population, la production de nourriture, la production industrielle, le niveau relatif de pollution, et les ressources non renouvelables résiduelles.

Le graphique « niveau de vie matériel » présente la production de nourriture par habitant, les services par habitant, l’espérance de vie moyenne, les biens de consommations par habitant.

Enfin, le graphique « bien-être et empreinte écologique des hommes » indique l’empreinte écologique des hommes et l’indice de bien-être humain.

Seul le premier, le plus global et le plus diffusé, est reproduit dans la présente synthèse.

Dans ces graphiques, les chiffres ne sont qu’indicatifs11, il faut plutôt s’attacher aux changements de forme des courbes. Ceux-ci traduisent les quatre modes de comportements possibles du modèle, selon la situation de l’empreinte écologique au regard des limites:

  • Si les limites sont très éloignées, ou si elles croissent elles-même de façon exponentielle, la croissance de la population et de l’économie continue.
  • Si l’empreinte écologique s’approche des limites, mais que celles-ci envoient des signaux instantanés et précis et que l’humanité réagit de façon immédiate, alors la croissance s’infléchit pour s’arrêter avant qu’elles ne soient franchies.
  • Si il y a retard dans les signaux ou la réaction, mais que les limites ne s’érodent pas, il y oscillations successives autour de la limite, aboutissant à un certain équilibre en deçà. Cette situation, qui alterne dépassement et déclin, affecte les entreprises dépendant de ressources surexploitées et la population dont la santé est altérée par la pollution
  • Si il y a retard dans les signaux ou les réponses et que les limites s’érodent, alors survient un dépassement suivi d’un effondrement. A l’échelle mondiale, cela peut se traduire par l’arrêt des grands cycles naturels qui régulent le climat, purifient l’air et l’eau, et transforment les déchets en substances nutritives.

Il faut considérer avec prudence l’évolution des courbes dès lors qu’une variable majeure atteint un pic et commence à baisser. En effet cela entraîne des changements si profonds dans le système qu’ils invalident probablement le modèle.

Le scénario 0 : sans limites

Ce scénario irréaliste sert à illustrer le fonctionnement de World3. Il ne comporte aucune limite, pas de retard, une intégration quasi-instantanée des évolutions techniques. Il inclut une contrainte auto-limitante sur la population, celle de la transition démographique12, mais non sur le capital puisqu’on n’a jamais vu que les riches renoncent à s’enrichir davantage.

Lorsque toutes les limites physiques sont supprimées, la population connaît un pic autour de 9 milliards d’individus, suivi d’une lente baisse. L’économie atteint en 2080 une production trente fois supérieure à celle de 2000, en émettant de moins en moins de pollution.

Ce scénario est une utopie technologique, irréaliste puisque basée sur des hypothèses qui le sont13.

Scénario 1 : « point de repère »

Ce scénario repose sur la poursuite du fonctionnement actuel, sans évolution technique ni politique sortant de l’ordinaire.

C’est le scénario appelé « standard » en 1972. Son nom a été changé pour souligner qu’il ne s’agit pas d’une prévision, puisque des politiques peuvent être mises en œuvre pour le contrer.


Scénario 1 – graphique « état de la planète »

Extrait de « Les limites à la croissance » – Dennis Meadows, Donella Meadows et Jorge Randers – éditions Rue de l’échiquier 2017 (données de l’édition originale parue en 2004)

Dans ce scénario, le XXIè siècle commence avec dynamisme. Entre 2000 et 2020 la population augmente de 20 % et la production industrielle de 30 %.

Puis la croissance de l’économie s’arrête et s’inverse de façon assez soudaine, principalement en raison de l’augmentation rapide du coût des ressources non renouvelables.

En effet durant ces 20 années, on consomme autant de ressources que durant tout le siècle précédent. Il faut de plus en plus de capital pour trouver, extraire et traiter les ressources non renouvelables et il n’en reste pas assez pour l’importante production agricole et la poursuite de la croissance industrielle, ni même pour compenser la dépréciation du capital industriel14. Le déclin industriel provoque celui des secteurs tertiaire et primaire, qui en dépendent.

La population atteint un pic vers 2030, moment à partir duquel le manque de nourriture et de services de santé entraîne une hausse du taux de mortalité.

Scénario 2: des ressources non renouvelables plus abondantes

Dans ce scénario il reste deux fois plus de ressources à découvrir dans le sol que dans le précédent.

L’expansion dure alors 20 ans de plus et la population culmine à plus de 8 milliards d’habitants en 2040.

Le comportement reste toutefois celui du dépassement et de l’effondrement, cette fois provoqué par la forte pollution de l’environnement.

Scénario 2 – graphique « état de la planète »

Extrait de « Les limites à la croissance » – Dennis Meadows, Donella Meadows et Jorge Randers – éditions Rue de l’échiquier 2017 (données de l’édition originale parue en 2004)

Par rapport au scénario 1, le pic de pollution est atteint 50 ans plus tard, et est 5 fois plus élevé. S’y ajoute un fonctionnement dégradé des processus d’assimilation ; au moment du pic, vers 2090, la durée de vie des polluants dans l’environnement est trois fois plus longue qu’en 2000.

Les rendements et la production de nourriture dégringolent après 2030, malgré un surcroît de capital alloué à l’agriculture, ce surcroît entraînant par ailleurs le déclin du secteur industriel.

Ce scénario décrit une crise mondiale due à la pollution.

Ainsi, même avec des ressources deux fois plus abondantes, notre système est menacé d’effondrement . La technologie serait-elle la solution ? C’est ce qu’explorent les quatre scénarios suivants.

Scénario 3 : des ressources non renouvelables plus abondantes et des techniques de contrôle de la pollution

Ce scénario pose l’hypothèse qu’en 2002, avant que le niveau de pollution ne cause des dégâts importants, la planète décide de ramener la pollution aux niveaux qui prévalaient au milieu des années 1970. Elle y consacre systématiquement du capital, augmentant les coûts de production de 20 %.

La pollution augmente jusqu’en 2050, en restant bien en deçà du scénario 2, et revient en 2100 au niveau du début du XIXè. La santé n’est jamais menacée et l’ère du bien-être et de la démographie élevée est prolongée d’une génération, pour s’achever en 2080.

Scénario 3 – graphique « état de la planète »

Extrait de « Les limites à la croissance » – Dennis Meadows, Donella Meadows et Jorge Randers – éditions Rue de l’échiquier 2017 (données de l’édition originale parue en 2004)

Mais produire suffisamment de nourriture nécessite des investissements importants, qui s’ajoutent à ceux consacrés à la lutte contre la pollution. De ce fait les investissements dans l’industrie sont insuffisants et ne permettent pas compenser la dépréciation du capital industriel. La production industrielle s’effondre ainsi à partir de 2080.

Scénario 4 : une amélioration des rendements agricoles en sus des hypothèses du scénario 3 (pm : des ressources non renouvelables plus abondantes et des techniques de contrôle de la pollution)

Dans ce scénario, la société persévère dans une technique agricole qui augmente les rendements mais détruit la terre ; cela peut paraître invraisemblable, pourtant des exemples existent15.

Scénario 4 – graphique « état de la planète »

Extrait de « Les limites à la croissance » – Dennis Meadows, Donella Meadows et Jorge Randers – éditions Rue de l’échiquier 2017 (données de l’édition originale parue en 2004)

La période faste est prolongée. Cependant l’érosion des sols qui détériore la fertilité des sols et l’expansion urbaine qui réduit les terre arables finissent par annuler les effets positifs des nouvelles technologies. Ainsi la production de nourriture diminue après 2070.

Scénario 5 : une protection contre l’érosion des sols en sus des hypothèses du scénario 4 (pm : des ressources non renouvelables plus abondantes, des techniques de contrôle de la pollution, une amélioration des rendements agricoles)

Dans ce scénario le coût des différentes technologies, ajouté à l’augmentation de celui de l’obtention des ressources, nécessite plus de capital que l’économie ne peut en fournir. Tout s’effondre en même temps après 2070.

Scénario 5 – graphique « état de la planète »

Extrait de « Les limites à la croissance » – Dennis Meadows, Donella Meadows et Jorge Randers – éditions Rue de l’échiquier 2017 (données de l’édition originale parue en 2004)

Scénario 6 : une technologie permettant l’utilisation efficiente des ressources en sus des hypothèses du scénario 5 (pm : ressources non renouvelables plus abondantes, techniques de contrôle de la pollution, amélioration des rendements agricoles, protection contre l’érosion des sols)

Un programme de réduction des quantités de ressources nécessaires par unité de production est lancé en 2002 (-4 % par an). Les coûts d’investissements sont accrus de 20 % en 2050 et de 100 % en 2090.

Scénario 6 – graphique « état de la planète »

Extrait de « Les limites à la croissance » – Dennis Meadows, Donella Meadows et Jorge Randers – éditions Rue de l’échiquier 2017 (données de l’édition originale parue en 2004)

L’ensemble des mesures arrive un peu trop tard pour éviter nombre de difficultés ; cependant, au terme du siècle, une population stabilisée à 8 milliard d’individus vit dans un monde façonné par les technologies de pointe et peu pollué, avec un indice de bien-être humain équivalent à celui de 2000.

Cette société a toutefois des difficultés à se maintenir dans la durée en raison des coûts.

*

Ces scénarios montrent que les technologies ne peuvent suffire. Il faut agir sur les boucles de rétroaction positive qui entraînent une croissance exponentielle du système. C’est ce que simulent les trois prochains scénarios, en examinant d’abord ce que donnerait le seul contrôle de la population, puis ce contrôle couplé à celui de la production, et enfin en mobilisant en outre toutes les technologies introduites dans les scénarios précédents.

Scénario 7 : la planète cherche à partir de 2002 à stabiliser sa population

Dans ce scénario la taille moyenne de la famille désirée par la population est de 2 enfants, et les méthodes de planification sont pleinement efficaces dès 2002.

La population atteint un pic de 7,5 milliard d’individus en 2040. Ce n’est que 10 % de moins par rapport au scénario 2, mais les effets positifs sont significatifs : l’espérance de vie est meilleure ; comme le besoin d’investissement dans l’agriculture est moins élevé, le capital industriel augmente plus que dans le scénario 2.

Cependant la production industrielle atteint un pic vers 2040 puis décroît au même rythme que dans le scénario 2, et la pollution atteint en 2050 un niveau qui nuit à l’espérance de vie.

Scénario 7 – graphique « état de la planète »

Extrait de « Les limites à la croissance » – Dennis Meadows, Donella Meadows et Jorge Randers – éditions Rue de l’échiquier 2017 (données de l’édition originale parue en 2004)

Limiter la population ne suffit pas. Sans frein aux aspirations matérielles, notre planète ne peut pas supporter 7,5 milliard d’individus.

Scénario 8 : la planète cherche à partir de 2002 à stabiliser sa population et sa production industrielle par habitant

Outre la stabilisation de sa population, le monde se fixe un plafond de production industrielle supérieur de 10 % à celle de 2000.

Il conçoit notamment ses équipements pour que leur durée de vie soit de 25 % plus longue.

Ce scénario assure à plus de 7 milliards d’individus un niveau de vie sobre mais convenable pendant 30 ans, de 2010 à 2040. Puis un lent déclin s’installe en raison notamment de l’érosion des sols et de la dégradation environnementale.

Scénario 8 – graphique « état de la planète »

Extrait de « Les limites à la croissance » – Dennis Meadows, Donella Meadows et Jorge Randers – éditions Rue de l’échiquier 2017 (données de l’édition originale parue en 2004)

Ces mesures ne suffisent pas car elles interviennent trop tard. Contrôler la croissance ne suffit plus, il faut aussi abaisser l’empreinte écologique en deçà de la capacité de charge de la planète.

Scénario 9 : en sus de la stabilisation de la population et de la production industrielle, toutes les technologies relatives à la pollution, aux ressources et à l’agriculture sont mobilisées

Comme il n’est pas nécessaire de consacrer du capital à la croissance ou pour faire face aux problèmes survenant en cascade, les nouvelles technologies relatives à la pollution, aux ressources et à l’agriculture reçoivent un plein soutien. Elles ont donc plus d’efficacité que dans les scénarios 3 à 6.

La population se stabilise en dessous de 8 milliards d’individus ; la pression sur l’environnement commence à baisser dès avant 2020 ; la pollution décroît à partir de 2040, avant d’avoir commis des dégâts irréversibles.

Le système redescend en deçà des limites et parvient à un équilibre. L’espérance de vie est élevée, et le niveau de service supérieur de 50 % à celui de 2000.

Scénario 9 – graphique « état de la planète »

Extrait de « Les limites à la croissance » – Dennis Meadows, Donella Meadows et Jorge Randers – éditions Rue de l’échiquier 2017 (données de l’édition originale parue en 2004)

Cette société fait des efforts considérables pour protéger la terre et les sols, réduire la pollution et utiliser les ressources non renouvelables avec le maximum d’efficience. Comme sa croissance physique ralentit pour finalement s’arrêter et que ses technologies sont suffisamment rapides pour ramener l’empreinte écologique à un niveau soutenable, cette société a le temps, le capital et la capacité nécessaires pour résoudre ses autres problèmes.

Dans un monde complexe, repousser les limites ne fait que nous précipiter sur les suivantes. Le système ne peut plus faire face et s’effondre. La seule solution est de renoncer à la croissance et ramener notre empreinte écologique en deçà des limites.

Il s’avère que dans un monde complexe et fini, quand on supprime ou qu’on repousse une limite pour permettre à la croissance de continuer, on en rencontre une autre – laquelle arrive étonnamment vite lorsque la croissance est exponentielle. Plus on repousse de limites, plus on risque de se heurter à plusieurs d’entre elles à la fois.

Ce qui finit par manquer au système, c’est sa capacité à s’en sortir. Celle-ci est représentée dans World3 par la quantité de production industrielle qui peut être investie dans la résolution des problèmes.

L’exploitation croissante des ressources renouvelables, la disparition des matières non renouvelables et le remplissage des exutoires font ensemble augmenter, lentement mais sûrement, la somme d’énergie et de capitaux requise pour continuer à assurer la quantité et la qualité des flux de matière qu’exige notre économie.

A terme, ils seront trop élevés pour que l’économie puisse continuer à se développer.

Lorsque nous en serons là, la boucle de rétroaction positive qui a rendu possible l’expansion de l’économie matérielle va s’inverser et l’économie va se contracter.

Le retard dans l’action pour contrer le dépassement provoque l’effondrement, parce que la croissance se poursuit pendant ce temps. C’est inévitable puisque les systèmes politiques et économiques de la planète ont pour tâche d’atteindre le rythme de croissance le plus soutenu possible. Dès lors, l’érosion s’amplifie et fait passer le système du dépassement à l’effondrement.

Ce retard est dû au délai de traitement de l’information relative au dépassement, soit que les décideurs n’obtiennent pas l’information, soit qu’ils ne la croient pas, soit qu’ils n’en tiennent pas compte.

De multiples symptômes permettent pourtant à une société de déterminer qu’elle est en dépassement : les stocks de ressources baissent et les niveaux de pollution augmentent ; le capital, les ressources et la main d’œuvre ne sont plus consacrés à la fabrication de produits finis mais à l’exploitation de ressources plus rares, plus difficiles à extraire et de moins bonne qualité ; les mécanismes naturels de lutte contre la pollution fonctionnent moins bien ; les investissements dans les services sont ajournés pour satisfaire des besoins immédiats de consommation ou rembourser les dettes représentant une part croissante de la production ; les objectifs en matière de santé et d’environnement s’érodent ; les conflits augmentent ; les schémas de consommation évoluent, les consommateurs se tournant vers ce qu’ils peuvent acheter ; le respect envers les institutions déclinent, car elles sont de plus en plus utilisées par les élites pour protéger ou augmenter leur propre part de ressources ; le désordre des systèmes naturels s’accentue avec des catastrophes « naturelles » plus fréquentes et plus graves.

Le scénario 9 montre cependant que l’effondrement peut être évité, si des mesures énergiques et rapides sont prises. Cela n’implique pas de faire baisser population, capital ou niveau de vie, mais d’inverser les caractéristiques structurelles: ralentir puis arrêter la croissance du capital et de la population, et diminuer l’empreinte écologique grâce à une meilleure efficience, une plus grande équité et un mode de vie plus sobre.

L’histoire de la couche d’ozone apporte la preuve qu’il est possible de redescendre en deçà des limites.

Les chlorofluorocarbones (CFC) ont été inventées en 1928. Dès 1974 les scientifiques avertissent de leur nocivité pour la couche d’ozone. Dix ans plus tard, le trou dans la couche d’ozone est constaté. Les pays du monde entier ont fini par admettre qu’une limite avait été dépassée, et ont accepté de renoncer à toute une gamme de produits lucratifs et utiles, avant même que les certitudes ne soit entières. En 1987 a été signé le protocole de Montréal, visant à diminuer progressivement la fabrication des CFC pour la cesser en 2000. La couche d’ozone devrait être reconstituée vers 2050, si la fabrication de contrebande cesse.

Cet exemple montre que les volontés politiques peuvent être unies à l’échelle internationale pour ramener les activités humaines dans les limites planétaires, et fournit plusieurs enseignements :

  • Le suivi fréquent des paramètres et la communication rapide et honnête des résultats sont importants.
  • Les sombres prédictions des industriels sur les conséquences économiques d’une réglementation environnementale sont parfois exagérées.
  • Il n’est pas indispensable que les pays soient irréprochables ni que les preuves scientifiques soient irréfutables. Simplement, lorsque les connaissances font défaut, les accords doivent être souples et régulièrement révisés.

Si un gouvernement planétaire n’est pas nécessaire, il faut une coopération scientifique et un système d’information international, un cadre international pour conclure des accords et une coopération internationale pour les faire respecter.

Si redescendre en deçà des limites est possible, tout retard accroît la difficulté et abaisse le niveau de confort auquel nous pourrons prétendre. Le temps est, en fait, la limite suprême.

Dans le monde modélisé par World3 le marché fonctionne parfaitement, et les innovations technologiques sont appliquées rapidement16, avec succès et sans effet secondaire négatif. Ce modèle représente le monde réel au maximum de ses potentialités. Il est donc très optimiste.

Il se peut en réalité que le système ne réagisse pas avec autant de détermination et de réussite et que les délais soient très longs avant que les problèmes ne soient résolus – en particulier si les populations les plus touchées sont celles qui ont le moins de ressources économiques ou techniques pour y faire face.

Or tout délai supplémentaire accélère le rythme de la croissance et le stress auquel elle soumet le système. Plus on attend, plus la population est nombreuse, plus les besoins et les problèmes augmentent, alors que les capacités sont moindres. Les mécanismes qui fonctionnaient jusque là se dérèglent. L’érosion s’aggrave et les possibilités de restauration de l’environnement s’amenuisent.

Deux variantes du scenario 9 ont été testées, selon que les changements sont apportés 20 ans plus tôt ou 20 ans plus tard.

Si les changements avaient été introduits dès 1982, nous aurions créé un monde plus sûr et plus riche. La population se stabiliserait à 6 milliards d’individus avec une meilleure espérance de vie et le pic de pollution serait moins élevé.

A l’inverse, attendre 2022 conduit à une population qui dépasse 8 milliards17 et à une crise de la pollution, laquelle fait chuter la quantité de nourriture par habitant et l’espérance de vie. Le monde se trouve « embarqué dans une expérience chaotique et finalement sans issue ».

Le système actuel compte sur la technologie et les marchés pour résoudre ses problèmes. Or ces outils ne peuvent d’eux-mêmes éviter l’effondrement : ce sont les finalités qui leur sont assignées qui sont déterminantes.

Le marché n’a que faire du long terme, des sources et des exutoires ultimes, jusqu’à ce qu’ils soient épuisés et qu’il soit trop tard pour appliquer des solutions satisfaisantes. Le prix du pétrole en est une illustration. Il dépend de la quantité prête à être utilisée et de la spéculation, et non des ressources futures.

Les marchés et la technologie ne sont pas par nature source de stabilisation. Ce ne sont que des outils au service des objectifs, de l’éthique et de l’horizon temporel de la société.

Si les objectifs implicites sont d’exploiter la nature, d’enrichir les élites et de faire fi du long terme, alors cette société va développer des technologies et des marchés qui vont précipiter son effondrement au lieu de l’éviter.

Si ces outils sont utilisés pour créer des inégalités ou de la violence, c’est ce qu’ils feront. Si on en attend l’impossible, comme une expansion physique constante sur une planète finie, leur usage se soldera par un échec.

A l’inverse, si les objectifs premiers étaient l’équité et la durabilité, ils agiraient dans ce sens.

La transition vers un système soutenable est urgente. Elle est possible, sous réserve de l’admettre, de renoncer à l’obsession de la croissance, de changer notre mode de pensée et de mobiliser l’inventivité collective.

Face aux signaux de dépassement, les hommes peuvent réagir de trois façons.

La première consiste à nier les signaux, les travestir, les brouiller.

La deuxième consiste à atténuer la pression sur les limites par des procédés économiques ou techniques. Mais si ces mesures urgentes peuvent nous faire gagner un temps précieux, elles n’élimineront pas la cause.

La troisième consiste à prendre du recul, à admettre que le système actuel n’est pas gérable et se dirige vers un effondrement, et à changer la structure du système.

Le scénario 9 montre qu’une transition vers un monde durable est sans doute possible sans réduction de la population ni de la production industrielle. D’ailleurs, partout dans le monde des individus s’emploient à imaginer un monde soutenable et à lui donner naissance.

Cette transition suppose des mesures énergiques pour réduire l’empreinte écologique des hommes, ce qui implique que les individus prennent la décision de réduire le nombre de leurs enfants, que les objectifs de croissance industrielle soit abaissés, et que l’efficience de l’utilisation des ressources soit accrue.

Une société durable peut être structurée de bien des manières, avec des arbitrages qui peuvent différer. Il y a un compromis à trouver entre le nombre d’individus que la planète peut supporter et le niveau matériel de chaque personne.

La commission mondiale de l’environnement et du développement définit une société durable comme « une société qui répond aux besoins du présent sans compromettre la possibilité pour les générations à venir de satisfaire les leurs. » 18.

Vu sous l’angle de la dynamique des systèmes, une société durable est une société qui a mis en place des mécanismes informationnels, sociaux et institutionnelles, qui lui permettent de garder le contrôle des boucles de rétroaction positives responsables de la croissance exponentielle de la population et du capital, et de respecter les trois conditions posées par Herman Daly.

Imprégnée des images de croissance insouciante ou de stagnation frustrante, la conscience humaine mondiale ne peut guère se représenter une société réfléchie, suffisante, juste et durable. Pourtant remettre en question la croissance ne veut pas dire la refuser, mais rechercher le développement qualitatif et non l’expansion physique.

Avant de décider un quelconque projet de croissance, une société durable se demanderait : à quoi sert cette croissance ? A qui bénéficie-t-elle ? Combien coûte t-elle ? Combien de temps durera-t-elle ? Peut-elle être supportée par les sources et exutoires de la planète ?

Cette société ferait appel à ses valeurs et à ses connaissances les plus pointues pour ne choisir que des types de croissance qui servent d’importants objectifs sociaux tout en œuvrant pour la durabilité.

Pour renoncer à leur obsession de la croissance, les hommes doivent revoir leur mode de pensée : sur la pauvreté et le partage, sur le travail qui est un besoin social mais ne doit pas être une condition de survie, et sur leurs besoins réels. Ils doivent prendre conscience que leurs besoins non matériels – comme le besoin d’admiration et de respect – peuvent être satisfaits autrement que par des biens matériels.

Une société durable ne rendrait pas pérenne les modes de répartition actuels qui sont inéquitables, ce qui engendre des conflits sociaux et empêche de stabiliser la démographie. Elle aurait des règles non pour limiter les libertés mais pour les protéger et en créer de nouvelles.

L’une de ces règles consiste à internaliser les externalités de l’économie de marché, de façon à ce que le prix d’un produit reflète tous les coûts de production, y compris les effets secondaires d’ordre social ou environnemental.

Cette société ne serait pas uniforme. La diversité dans la société est comme dans la nature à la fois la cause et la conséquence de la durabilité. Ce serait une société largement décentralisée où les territoires comptent davantage sur leurs ressources locales que sur le commerce international.

Un petit groupe de modélisateurs ne peut la définir en détail ; il faudra les idées, l’inspiration, les talents de milliards d’individus. Mais il peut en indiquer les leviers : planifier à plus long terme, améliorer les signaux, accélérer les temps de réaction, réduire au maximum l’utilisation des ressources non renouvelables, empêcher l’érosion des ressources renouvelables, utiliser toutes les ressources avec le maximum d’efficience, ralentir et pour finir stopper la croissance de la population et du capital physique.

Ce processus requiert des innovations techniques et entrepreneuriales, ainsi que de l’inventivité collective, sociale, politique, artistique et spirituelle.

Pour opérer la transition vers une société durable, nous devons mettre les flux d’information au service de ce processus, et mobiliser des outils assez inattendus.

L’information est la clef de la transformation. N’importe quel système dont le flux d’informations change se comporte différemment. Il ne faut pas nécessairement plus d’informations, mais des informations pertinentes, convaincantes, et précises.

Les systèmes résistent farouchement aux changements affectant les flux d’informations, surtout lorsqu’ils touchent aux règles et aux objectifs. Ceux qui tirent profit du système en place s’opposent à toute révision. Il faut du courage et de la détermination pour bouleverser un ordre établi – mais on peut le faire.

Si des outils tels que l’analyse rationnelle, la collecte de données, la pensée systémique et la modélisation informatique sont primordiaux, d’autres leviers plus inattendus le sont aussi : l’inspiration, le travail en réseau, l’honnêteté, l’apprentissage et l’amour.

L’inspiration est indispensable pour nous guider et nous motiver. Largement partagée et résolument suivie, elle donne naissance à de nouveaux systèmes.

Les réseaux formels ou informels sont indispensables pour ne pas se sentir isolés, pour échanger des informations et les connaissances ; ils peuvent générer de nouvelles structures systémiques.

L’honnêteté est fondamentale, car un système ne peut pas fonctionner correctement si ses flux d’information sont corrompus par des mensonges.

L’apprentissage est nécessaire, car personne ne sait avec certitude ce qu’il faut faire. Il faut expérimenter en évaluant les effets, puis changer si ça ne fonctionne pas, ou si d’autres réussissent mieux.

L’amour de l’humanité toute entière, comme de la nature et de notre planète nourricière, est essentiel. L’individualisme et le manque de prévoyance sont les deux principaux maux du système social actuel et les principales causes de notre non-durabilité. La révolution vers la durabilité met à contribution et développe l’humanité qui est en nous.

L’humanité est à l’aube d’un changement de civilisation. Ce que sera cette civilisation dépendra de ses choix.

L’humanité n’est pas confrontée à un avenir prédéterminé mais à un choix entre différents modèles mentaux conduisant à des avenirs différents.

Le modèle mental selon lequel il n’y a pas de limites conduit à l’effondrement. Celui selon lequel il est trop tard pour agir nous y mène également, par auto-réalisation. Reste celui selon lequel une révolution de la durabilité vers un monde bien meilleur est possible. Il est peut-être faux, mais il se peut aussi qu’il soit valable : ce n’est qu’en le testant que nous aurons la réponse.

Personne aujourd’hui ne peut décrire le monde qui pourrait naître d’une révolution de la durabilité. D’ailleurs aucune civilisation n’a jamais imaginé ce que sera la suivante. Mais il est sûr que cette révolution changera les fondements de l’identité, des institutions et de la culture humaines.

Préface de l’édition 2022

Le troisième rapport vient d’être réédité avec une préface de Denis Meadows écrite en décembre 2021. Il fait le constat que les travaux de son équipe ont échoué à dissuader l’humanité d’embarquer dans le train de la croissance. Nous atteignons désormais les pics de production alimentaire et industrielle, ainsi que le scénario « standard » le prévoyait, et nous nous engageons dans le déclin post – croissance.

Il s’attend à ce que les problèmes qui se posent à nous continuent d’être traités de façon séparée, et seulement pour en limiter les impacts localement et à court terme. La durabilité, qui ne pouvait s’envisager que par des mesures de prévention à l’échelle mondiale, ne peut plus être l’objectif. Elle se trouve remplacée par un objectif de résilience locale.

Cet objectif est plus aisé à atteindre. En effet, si un système n’est durable que si toutes ses composantes le sont, il devient plus résilient dès qu’une de ses composantes le devient. De plus, la résilience peut être valablement recherchée à tous les niveaux – de la famille à l’échelle mondiale.

Il prévoit également des changements d’ampleur dans les systèmes politiques. La croissance est ce qui a permis le consensus sur lequel reposent les systèmes en place, les citoyens consentant aux efforts demandés dans l’espoir d’avoir plus ensuite. Mais lorsque les gens comprendront qu’il n’est plus possible pour quiconque d’avoir plus sans qu’un autre ait moins, le consensus tombera.

Il espère que la société comprenne enfin que l’expansion physique n’a qu’un temps, comme la croissance d’un enfant, et que son arrêt n’empêche en rien le développement qualitatif. C’est l’épanouissement – vers plus d’équité, de paix, d’équilibre psychique, de qualité environnementale – qu’elle doit désormais rechercher.

La quête de la résilience est le défi enthousiasmant qui attend l’humanité pour le prochaine siècle.

S.F.G.

Télécharger le pdf de la synthèse

A l’occasion ce cette réédition, plusieurs interviews de Dennis Meadows ont été réalisées, notamment:

Par Résilience.org le 22 février : Interview de Dennis Meadows, pour le 50e anniversaire des « Limites à la croissance » (anticiper.org)

Par Reporterre le 3 mars: https://reporterre.net/Dennis-Meadows-Il-y-a-deux-manieres-d-etre-heureux-avoir-plus-ou-vouloir-moins

1cercle de réflexion composé de scientifiques, économistes, hommes et femmes d’affaires, hauts fonctionnaires et anciens chefs d’État du monde entier

2scientifique et professeur émérite de l’Université du New Hampshire et co-auteur, avec trois scientifiques du MIT, du Rapport Meadows en 1972,

3Ce dépassement est en 2021 de 74 % – https://www.wwf.fr/jour-du-depassement

4Nous sommes en 2005, rappelons-le…

5Par exemple, la croissance de la population et du capital entraîne celle de la production de nourriture, de l’utilisation des ressources et de la pollution

6Le capital industriel renvoie ici à tout ce qui est matériel, c’est à dire aux machines et usines qui produisent les biens manufacturés. La production industrielle désigne le flot de produits tangibles fabriqués par le capital industriel, et qui peuvent être des biens de consommation manufacturés, ou des biens permettant la production agricole ou de ressources ou de services, ou encore des investissements industriels.

7Ndlr : il existe une énergie non commerciale, celle que les ménages se procurent par eux-mêmes, le bois notamment.

8Il peut s’agir de discriminations ethniques, de niches fiscales, d’inégalités d’accès à une nourriture ou à des écoles de qualité, ainsi que du fait que les intérêts payés par les pauvres finissent dans les poches des riches

9Les auteurs citent : impôts progressifs, instruction pour tous, soins de santé accessibles à tous, filet de sécurité, impôts sur le capital, processus démocratique préservant la politique de l’influence de l’argent

10Estimation du Programme des Nations Unies pour l’environnement en 1986

11Dans ces différents graphiques, les chiffres sont simplifiés par rapport aux résultats de l’ordinateur : ils sont arrondis au chiffre significatif le plus proche et, pour les dates d’avènement d’un maximum ou d’un minimum, à la décennie la plus proche

12Ndlr : la transition démographique est le fait que le nombre de naissance diminue lorsque le niveau de vie s’accroît.

13Rappelons que c’est pourtant sur ces hypothèses que reposent nos modèles économiques

14Au sens physique de ces termes

15Ex : Vallée centrale de Californie

16L’hypothèse du modèle est que les technologies alternatives nécessitent une période de développement et de mise en œuvre de 20 ans.

17La population mondiale était de 7,83 milliards mi-2021 – source : statista. L’ONU prévoit que nous serons 8,5 milliards en 2030

18Notre avenir à tous – éditions du Fleuve 1989

5 commentaires sur « Les limites à la croissance (dans un monde fini) »

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